Dans le basket universitaire américain, et qui plus est dans un programme historique comme celui de Kansas, celui de James Naismith et de Phog Allen, celui maintenant de Bill Self, trouver sa place dans un effectif n’est pas chose aisée, et s’affirmer dans une rotation et gagner des minutes est encore moins facile. A 23 ans, dans sa quatrième et dernière saison, le meneur Devonte’ Graham a pourtant réussi à acquérir le statut « d’Iron Man » des Jayhawks, devenant la représentation même du joueur indispensable pour son équipe et son coach.
Ce statut d’indispensable et ce surnom d’Iron Man sont appuyés par les chiffres. D’après les données de HoopLens, Kansas inscrit 34,7 points de moins sur 100 possessions avec Graham sur le banc. Lors de la partie conférence du calendrier de son équipe, il a disputé 97,8% des minutes possibles, jouant 13 des 18 matchs dans leur intégralité, avec notamment une série de 10 matchs complets entre le 13 janvier et le 15 février, avant d’avoir finalement, quelques jours après, 5 minutes de repos lors d’une victoire de 30 points face aux Sooners d’Oklahoma.
Pour compenser, Bill Self l’autorise à sécher l’entrainement une fois par semaine, pour trouver un peu de repos quand il le peut. Tom Crean, l’ancien coach de Marquette et Indiana, maintenant consultant pour ESPN, disait lui que la remontée de balle était le seul moment de répit pour Graham dans un match, celui lors duquel il peut souffler et se reposer un peu.
Car la première chose qui rend Devonte’ Graham si indispensable pour son équipe, c’est son incroyable moteur, sa capacité à jouer dur dans les cinq premières minutes du match mais aussi dans les cinq dernières, sans interruption. Ses efforts défensifs n’affectent pas sa lucidité de l’autre côté du court, où il mène avec brio ses troupes, en témoignent notamment ses 7,2 passes décisives par match, le plus gros total atteint par un Jayhawk depuis Aaron Miles en 2005.
L’une de ses qualités en tant que meneur est sa capacité à analyser et disséquer une défense, en appliquant toujours les consignes de coach Self, en étant véritablement son prolongement sur le court. Ses prises de décisions sont rapides et limpides comme face à la fameuse zone 2-3 de Syracuse, où contre la non moins célèbre presse tout terrain de West Virginia.
Avant cette saison, sa capacité à assumer la mène a pourtant été mise en question, parce qu’il allait succéder à Frank Mason III, meilleur joueur du pays la saison dernière, après avoir été dans son ombre en tant que deuxième arrière, avec un rôle essentiellement de shooteur sans ballon.
Toutes ces interrogations ont été balayées les unes à la suite des autres, Graham a repris cette équipe avec brio, créant pour les autres et pour lui même, sans que cela ne dégrade son efficacité. Si son pourcentage global a un peu chuté, résultat logique de ce surplus de responsabilités, son pourcentage à trois points s’est en contrepartie amélioré, pour dépasser les 41% de réussite.
Son côté valuable se ressent peut être le plus lorsqu’il shoote mal, ou très mal, comme face à Iowa State (3 sur 16 au tir), dans un match où il va chercher ses points sur la ligne des lancers, donne cinq passes décisives, et ne perd aucun ballon. Surtout, après avoir passé l’intégralité des 40 minutes du match sur le terrain, la victoire est au bout.
Dans la foulée, il ne prend que six tirs lors du match suivant face à West Virginia. Ses Jayhawks sont menés de huit points à moins de quatre minutes de la fin. KU va finir sur un 19-3, avec un Graham qui marque ou est à la passe sur 17 de ces 19 points.
Car il répond toujours dans les grands moments, comme il y a quelques jours à Texas Tech, dans un match bouillant pour décider du titre de la saison régulière dans la conférence Big 12, une conférence que Kansas dominait depuis 13 ans avec autant de titres remportés sur la période. Mis en difficulté cette saison, surtout dans leur bastion de Phog Allen, les Jayhawks ont perdu trois matchs cette saison dans la forteresse la plus imprenable du basket américain, un fait totalement inédit sous Bill Self. Battus notamment par Texas Tech justement, l’incroyable série des coéquipiers de Graham était plus menacée que jamais dans une conférence qui n’avait jamais été aussi relevée.
Dans ce match au couteau, c’est évidemment Devonte’ Graham qui fait la différence au bout et qui donne ce 14ème titre aux siens, avec deux énormes tirs en fin de match, un « circus shot » incroyable d’abord, puis un tir assassin en tête de raquette sur une isolation.
La mission qui lui est confiée semble aussi plus compliquée que celle de Mason, qui bénéficiait d’un « supporting cast » d’un autre calibre, avec bien sûr Graham, mais aussi Josh Jackson, qui deviendrait un 4ème choix de la Draft NBA, et plusieurs vétérans importants comme Landen Lucas. Kansas joue maintenant avec une rotation à sept joueurs, et vient de perdre son pivot Udoka Azubuike, incertain pour la suite de la saison, ce qui serait un immense coup dur, probablement rédhibitoire pour les espoirs de titre national des Jayhawks qui étaient déjà légers à l’intérieur, et qui doivent maintenant titulariser Mitch Lightfoot, un joueur qui dépasse à peine les deux mètres, et qui est plus à l’aise dans un rôle de « stretch four ».
La blessure de Azubuike a néanmoins forcé Bill Self à faire appel à son pivot freshman Silvio De Sousa, l’angolais arrivé en cours de saison, et le joueur a répondu présent, permettant de limiter les dégâts causés par l’absence de « Doke ».
A l’instar de son prédécesseur et ex-partenaire Frank Mason III, Devonte’ Graham ne semblait pas destiné à devenir une icône dans un programme du calibre de Kansas, et voir son numéro 4, sauf grosse surprise, monter dans les hauteurs de cette cathédrale du basket qu’est le Allen Fieldhouse, et rejoindre les maillots de légendes comme Wilt Chamberlain, Jo Jo White, Danny Manning, Paul Pierce ou encore Kirk Hinrich, quelques uns des 30 glorieux noms à avoir vu leur maillot placé dans les rafters de la salle.
Car avant de devenir une légende locale, lorsqu’il évoluait encore au lycée, à la Brewster Academy dans le New Hampshire, Graham s’est parfois senti sous-estimé, y compris par ses coéquipiers. Durant ses premiers jours au lycée, alors qu’il est posé en tribunes avec un autre nouveau, un certain Donovan Mitchell, les deux jeunes joueurs entendent deux de leurs coéquipiers discuter, et Chris McCullough dire à Jared Terrell « Mec, c’est pas vraiment le genre d’équipe auxquelles Brewster est habitué ». Pas de réelle méchanceté dans le message, juste une façon maladroite de dire que le programme était habitué à recevoir des recrues un peu plus populaires. Rien de mieux pour booster les compétiteurs que sont Graham et Mitchell, qui pouvaient ressortir cette phrase « c’est pas vraiment le genre d’équipes auxquelles Brewster est habitué » à leurs deux ainés à chaque exercice qu’ils domineraient à l’entrainement.
Cette détermination déjà présente à l’époque ne va dans un premier temps pas intéresser de gros programmes universitaires pour autant. Graham avait grandi à Raleigh, en Caroline du Nord, un Etat fou de basket universitaire, et rêvait de jouer pour les Tar Heels de North Carolina. Mais les offres qu’il recevait venaient de programme au moins un poil en dessous, Eastern Carolina, High Point, Richmond, Rhode Island ou bien… Appalachian State, l’université qu’il finira par choisir à la fin de sa troisième et avant dernière année de lycée. Jason Capel, alors coach d’Appalachian State, et ancien joueur de North Carolina avait réussi à le convaincre, mais durant sa dernière année de lycée, Graham à pu se convaincre lui même, et surtout d’autres coachs, de programmes bien plus prestigieux cette fois, qu’il pouvait évoluer au niveau au dessus. En menant Brewster jusqu’à la finale du championnat de l’Etat, il capte l’attention de Virginia, North Carolina State et… Kansas. Mais il avait un engagement, signé, et Jason Capel va décider de le bloquer et l’empêcher de revenir sur sa signature et s’engager avec KU.
Graham va donc jouer une année de plus au lycée, en « post-grad », avant d’être finalement libéré de son engagement par Jim Fox, qui succédait à Capel, libéré par Appalachian State à la fin de la saison 2013-2014.
La première visite à Lawrence fut suffisante pour convaincre Graham de s’engager avec Kansas. Bill Self l’invite lui et sa mère Dewanna King pour un barbecue à la maison, un dimanche de Pacques, avec tous les membres du staff et tous les joueurs des Jayhawks, dans un esprit de famille qui convainc King qu’elle y laisserait son fils entre de bonnes mains.
Le 27 février 2018 est un soir spécial à Lawrence. Senior Night dans Phog Allen, l’occasion pour Sviatoslav Mykhailiuk, Clay Young et Devonte’ Graham de dire adieu à leur public.
Pour son speech d’avant match, Graham est introduit par Bill Self. Quelques instants au micro sont suffisants pour faire couler les premières larmes, pas quand il remercie en premier sa famille, sa mère et sa grand mère qui l’ont élevé, puis tous les membres du staff, mais quand il commence à évoquer sa relation avec son coach et mentor. Il craque très rapidement, et se réfugie dans sa serviette pour cacher ses larmes.
« Tu as tellement fait pour moi, je ne sais même pas par où commencer »
Puis il évoque la façon dont son coach a développé son leadership pour en faire le joueur qu’il est aujourd’hui, un général sur le court. Dès sa saison freshman, Bill Self lui dit qu’il veut l’entendre, y compris pour crier sur ses ainés, Wayne Selden et Perry Ellis ou sur des nouveaux bien plus populaires que lui, Kelly Oubre et Cliff Alexander, inimaginable pour le freshman qu’il était à l’époque.
Puis il évoque ce jour où il prend quelques tirs à la salle après une défaite face à Wichita State synonyme d’élimination à la March Madness et donc de fin de saison, en 2015. Malgré la défaite, Graham est brillant, il inscrit 17 points en sortie de banc. Self vient le voir avec une promesse, celle de ne plus jamais le faire commencer un match sur le banc. Promesse tenue, Graham devient dès lors un pilier de l’équipe, jusqu’à devenir cette saison le joueur de l’année dans la conférence Big 12, même face au freshman phénomène Trae Young, premier joueur à dominer la NCAA aux points et aux passes.
Cette semaine, durant le tournoi de la conférence, les Jayhawks ont survolé les débats en gagnant trois matchs en trois soirs, avec un énième double-double de leur meneur star en finale face à West Virginia, avec 16 de ses 18 points inscrits en deuxième mi-temps, et 13 passes décisives, un record dans une finale du tournoi de la conférence Big 12. Comme lors des deux premiers matchs face aux Mountaineers, Kansas est derrière pendant les trois quarts du match avant de faire la différence sur un gros run, un 10-0 cette fois, avec deux tirs à trois points de Graham.
Placés dans la région Midwest, les Jayhawks partent favoris pour rejoindre le Final Four, mais la tâche ne sera pas aisée dans un quart de tableau qui semble être le plus relevé. Penn, champion de l’Ivy League, proposera une belle opposition dès le premier tour, avant d’éventuellement affronter Angel Delgado de Seton Hall ou Omer Yurtseven de North Carolina State au second tour, deux big men qui pourraient causer des problèmes à la raquette de KU. Surtout, deux autres candidats au titre pourraient se dresser sur la route des Jayhawks, les talentueux Spartans de Michigan State et Blue Devils de Duke, sans oublier le gros outsider, les Tigers de Auburn.
A Wichita, les Jayhawks et leurs fans seront presque comme à la maison pour les deux premiers matchs de ce tournoi NCAA, le meilleur des contextes pour se lancer vers San Antonio, et pourquoi pas dominer le pays pour la première fois depuis 2008, la plus belle des façons pour Graham de ranger pour la dernière fois son maillot bleu blanc rouge.