La saison NBA 2024 approche à grands pas et je pense avoir enfin compris ma façon de regarder la NBA. Ça fait plus de 10 ans que je regarde de manière plus ou moins quotidienne des matchs NBA et pourtant j’ai toujours senti une forme d’irrégularité dans ma manière de scruter ces fameuses 48 minutes. Une impression que deux fans de basket sommeillent en moi, avec des avis et des façons de fonctionner différentes, et parfois contradictoires.
Je ne peux pas m’empêcher de m’enflammer devant le dunk incroyable de Jaylen Brown sur Maxi Kleber. Un poster dunk violent qu’il enchaîne en tapant dans la main de KG, venu célébrer le retrait de son maillot au TD Garden. Une partie de moi (appelons le Smith) pense alors que Jaylen Brown est un attaquant féroce, capable de créer le décalage et de terminer au cercle dans toutes les situations. Mais alors pourquoi ne pas encore plus le responsabiliser ? Après tout, il vient de montrer qu’il était capable de monter sur un défenseur après en avoir dribblé un autre. Mais une fois le match terminé, l’autre fan prend alors le pouvoir et m’invite à aller regarder l’efficacité de Jaylen Brown comparé à ses contemporains.
Cet autre fan en moi (appelons le Taylor) va alors scroller en bas de la page basketball-reference de Jaylen Brown pour me montrer qu’en réalité, il n’est pas si efficace que ça. Un TS+ de 100 démontre que son efficacité est pile poil égale à la moyenne NBA. Et, afin d’enfoncer le clou, il va aussi me montrer qu’avec son Usage %, Jaylen Brown est déjà très responsabilisé. Alors comment deux personnes dans un même corps peuvent avoir deux avis différents, et penser que leur avis est le bon ? Qui de Smith ou Taylor détient la vérité et comment fonctionnent-ils ?
Smith, sa propre réalité de l’instant
Smith va fonctionner de manière perpétuelle lorsque je vais regarder un match de NBA, sans que j’ai à l’appeler. Il va avoir les yeux concentrés sur le ballon et ne va rater aucun crossover, aucune passe loupée et surtout aucun 3 points marqué. Smith est dans l’instant présent, il regarde un match NBA comme on regarde les pubs s’enchaîner à la mi-temps du Superbowl. Il va essentiellement se baser sur son ressenti à l’instant présent sans prendre compte le contexte autour de lui.
Smith est aussi une boule d’émotion, une bombe à retardement prête à exploser à chaque highlight. En tant que fan des Celtics, Smith m’a permis de vibrer ; c’est la partie de moi qui pensait que les Celtics pouvaient aller au titre en 2017. Avec Isaiah Thomas comme franchise player, suite à son match à 53 points contre les Wizards. Pourtant, Taylor et moi savions que cet effectif était bien trop limité et que les Celtics étaient déjà chanceux d’avoir battu les Bulls au tour précédent.
Smith est ainsi, il regarde des matchs à sa manière, en oubliant parfois le contexte et cela va générer des avis, parfois même des convictions. Le problème, c’est qu’il va parfois avoir raison, ce qui va renforcer sa confiance en lui et il va avoir tendance à se faire des convictions plus souvent.
Comme Smith regarde les matchs de manière unitaire, en oubliant qu’ils font partie d’un tout, il analyse un micro environnement et pense trouver la vérité dans un échantillon trop petit. Il va se mettre à penser qu’un joueur est efficace offensivement après l’avoir vu faire un match ou il a rentré plus de tirs qu’il n’en a manqué. C’est exactement ce qu’il s’est passé quand j’ai préparé un podcast sur le Orlando Magic. Avant de me plonger dans les stats, j’ai regardé un match complet pour me fondre un peu dans l’environnement du Magic. Sur ce match Paolo Banchero a marqué 29 points à 10 sur 18 au tir, et 9 sur 11 aux lancers-francs. Smith pense alors qu’on a à faire à une futur star offensive, capable de porter une attaque et d’être un scoreur efficace.
C’est la réalité de ce match, oui. Mais la réalité de la saison, c’est qu’avec un niveau de responsabilisation équivalent ou supérieur à Banchero, seul Russell Westbrook pendant son passage aux Lakers a été moins efficace.
Smith va omettre certaines choses (le contexte, la réalité des statistiques, les tendances actuelles) pour se concentrer sur ce qu’il a sous les yeux. Seul son point focal existe et il oublie l’environnement autour. C’est là que Taylor intervient et vient me sauver. Le problème de Taylor, c’est qu’il est un peu fainéant et qu’il intervient seulement quand on l’appelle.
Taylor, reculer pour mieux s’avancer
Alors que Smith est présent dès le moment où j’allume le League Pass, Taylor dort encore. Lorsque je regarde un match, Taylor et Smith peuvent difficilement coexister. Ils apparaissent et disparaissent à certains moments de la rencontre, en fonction de ma capacité de concentration, mais aussi des moments du match.
Ils ne peuvent coexister à un instant précis car ils ne regardent pas aux mêmes endroits. Pendant que Smith est toujours concentré sur le ballon, Taylor va regarder le terrain dans son ensemble. Tout du moins il va essayer. Lorsque Smith regarde le ballon, Taylor prend du recul et essaye de cartographier tous les éléments en présence. Quels sont-ils ?
Il y a les cinq joueurs de l’équipe qui défend, leur position au début d’une possession est une bonne indication sur la stratégie choisie par le coach. Puis bien sûr, il y a l’équipe qui a le ballon, le mouvement de ces cinq joueurs ainsi que celui de la balle. Rien qu’avec ça, on comprend pourquoi Taylor préfère rester couché. Alors que Smith regarde le ballon et laisse le contexte de côté, Taylor essaye de capturer ce contexte toujours en mouvement, pour ainsi mieux comprendre où va le ballon et pour quelles raisons.
Taylor, en plus de s’efforcer à comprendre le contexte en mouvement du match qui se déroule en face de lui, va creuser dans sa mémoire pour comprendre les origines de ce contexte. Pourquoi une typologie d’action va avoir tendance à se répéter, pourquoi certains joueurs semblent être plus à l’aise dans certaines circonstances que d’autres.
Tout ce travail qu’entreprend Taylor me demande de la concentration et va finir par me fatiguer. C’est bien pour ça que Taylor travaille plus en journée pendant les replays, que pendant les lives à 3h du matin, parfois en rentrant du bar.
Mais, là où Taylor travaille pendant que Smith dort, c’est à côté des matchs. Taylor est curieux, mais sa curiosité le fatigue. Sauf que les lendemains de matchs, en pleine journée, il peut découper son travail pour le rendre plus facile. Découper un match, l’analyser et le comprendre est beaucoup plus aisé quand on peut le faire a posteriori. Taylor peut revenir plus d’une fois sur la même action, la comparer avec celle d’autres matchs et utiliser les statistiques à sa disposition pour mieux comprendre l’ensemble.
Cela reste du travail certes, mais il est beaucoup moins fastidieux de le faire une fois le match terminé, à tête reposée. Mais quand il fait ça, Taylor est en opposition complète avec Smith. Ayant connaissance du résultat du match, et même de l’action en question, il laisse l’émotion de côté.
La place de Smith et Taylor dans mon esprit
Plus jeune, Smith était omniprésent dans mon esprit, laissant peu de place à Taylor. Mais, à force de regarder des matchs, d’écouter des podcasts et de lire des articles, j’ai compris et pris conscience des limites de Smith. Rien ne m’a obligé à laisser Taylor prendre plus de place, mais ma curiosité n’a pas pu faire autrement.
Grâce à Taylor, j’ai pu mettre les émotions de côté par moment pour mieux comprendre le fond des choses. Si on m’avait posé la question plus jeune “Est-ce-que Paolo Banchero est un bon attaquant ?”, j’aurai répondu “Oui, car il marque 20 points par match en tant que rookie, ce qui arrive assez rarement. Depuis 10 ans, seulement Joel Embiid, Donovan Mitchell, Luka Doncic et Zion Williamson ont marqué autant de points par match”. C’est en tout cas la réponse que Smith donnerait. Taylor lui aurait parlé de son efficacité bien en dessous de la moyenne, de ses capacités de playmaking insuffisante et de sa tendance à prendre des tirs de mauvaise qualité. Il aurait aussi nuancé ce portrait négatif par une capacité déjà très bonne à provoquer des fautes.
Et les deux auraient eu raison. La phrase de Smith est vraie, et l’argumentaire de Taylor se base sur des éléments statistiques valides. Mais le problème c’est que là où Taylor à voulu répondre à la question posée (“Est-ce-que Paolo Banchero est un bon attaquant ?”), Smith lui a répondu à la question “Est-ce-que Paolo Banchero marque beaucoup de points par match pour un rookie ?”. C’est là tout le problème de Smith, face à une question compliquée, il va chercher une question simple qui s’en rapproche et utiliser la réponse pour répondre à la question d’origine.
Mais alors, pourquoi garder Smith en moi ? Déjà car sans lui, il n’y aurait pas Taylor. Smith m’a permis de découvrir la NBA par les émotions, les highlights et les axes narratifs que les américains savent nous produire. Sans Smith, je me lèverais pas pour tous les matchs des Celtics pendant les Playoffs. Et si Smith ne me permettait pas de faire tout ça, je ne vivrais plus ces moments hors du temps, comme lorsque Jayson Tatum marque au buzzer contre les Nets ou quand Derrick White permet de croire encore au comeback impossible. Sans Smith, pas d’article sur ce que Marcus Smart à pu représenter pour moi.
Avec le temps, je pense avoir réussi à trouver le bon équilibre entre les deux fans qui sommeillent en moi et je m’apprête à vivre une nouvelle saison avec eux. Alors à l’aube de cette nouvelle saison, je vous invite à vous questionner sur la place de ces fans en vous et sur la place que vous leur accordez.
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Note: Cet article s’est inspiré de la partie “Deux systèmes de pensée” du livre Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée de Daniel Kahneman. Pour ceux qui l’ont déjà lu, je pense que vous l’aurez vite reconnu, pour ceux qui l’ont pas encore lu, j’espère que ça vous aura intrigué.