Il paraît que certaines personnes entretiennent une relation étrange avec Duolingo, vous savez, l’application pour apprendre une nouvelle langue.
Pas une relation saine, pédagogique mais plutôt une relation de peur. Le genre capable de faire réviser à ces gens leur italien un mardi soir à 23h20, afin d’éviter d’affronter la notification d’un hibou vert, dont le ton passif-agressif n’a d’égal que le « sauf erreur de ma part » de leur RH.
À l’origine, pourtant, tout était plein de promesses.
Ces victimes involontaires se voyaient mener la dolce vita sur les bords de l’Adriatique, convaincues qu’après une première semaine d’efforts, leur maitrise de la phase “Il cane mangia la pizza” leur garantissant un bilinguisme imminent. Encore quelques semaines, et ils seraient capables de discuter avec les locaux dans une sprezzatura déconcertante.
Six mois plus tard, la réalité est moins glorieuse : “il cane” a laissé place à “il gatto” certes, mais vous conviendrez que savoir identifier l’animal qui mange une pizza n’est pas d’une particulière utilité à Rome.
Un minuscule signal positif aura donné lieu à une projection idéalisée, imaginée trop vite, trop haut, trop fort.
C’est sûrement cette même déception qui a endeuillé les enthousiastes de la première heure des Killian Hayes, Cam Reddish, Mo Bamba ou autres James Wiseman et j’en passe : face au potentiel, aux promesses, aux envies et aux fantasmes, le sol s’est effondré ou presque.
Il y a 7 ans, dans une série d’articles consacrés aux médias sportifs amateurs ou semi-pro, Damien Dole écrivait ceci :
« Les fans de NBA en France, en Belgique ou en Suisse ont un niveau de connaissance qui casse aisément la barrière entre les journalistes, soi-disant sachant, et la masse de fans, ignorante finalement de pas grand-chose. »
Depuis, les médias de niche consacrés au scouting, à la tactique ou au jeu en général ont fleuri dans la communauté francophone, et leurs contenus, souvent pointus et passionnés, cherchent à entrer dans le détail avec passion.
Pourtant, aussi sérieux soient-ils, une tendance revient régulièrement : celle de surestimer certains jeunes joueurs, parfois au point de les projeter bien au-delà de ce que la réalité pourrait laisser entrevoir.
Et si cette tendance intrigue, c’est précisément parce qu’elle émane de ces avertis, capables de lire le jeu, d’analyser les données et de les interpréter avec finesse. Alors… si on discutait du pourquoi ?
Le piège de la condition
« Si ma grand-mère avait des roues, ça serait un vélo »
La projection comme réflexe, le conditionnel comme danger
C’est un réflexe profondément logique et humain lorsque l’on observe un joueur que d’imaginer ce qu’il deviendra. C’est d’autant plus impossible d’y échapper lorsque, comme pour les scouts, cette projection est le cœur de leur travail.
A son arrivée en NBA, un joueur au fort potentiel (un prospect en V.O) n’est jamais un produit fini, mais une promesse. L’évaluer, c’est donc forcément se projeter et travailler sur du potentiel à partir du concret, ou du moins de ce que l’on croit en être.
Ce réflexe est inévitable, mais il devient périlleux lorsqu’il se combine à un raisonnement qui se voudrait automatique : “S’il progresse sur A, alors il deviendra B.”
C’est là le piège de la condition, puisqu’en quelques mots, on sort de l’analyse du réel pour le monde du conditionnel, et on ouvre la voie au passage encore plus périlleux du conditionnel à l’idéalisé.
On ne décrit alors plus tellement une possibilité, mais une version séduisante, mais néanmoins tronquée du joueur.
Pourquoi la condition est un piège ? Parce que si la projection est inévitable et que les fantasmes font partie intégrante du scouting, sa réalisation est quant à elle beaucoup plus fragile qu’on veut bien le croire.
Les attributs « premium », trompe l’œil de toutes les attentes
Si le conditionnel est aussi trompeur, c’est parce qu’il repose souvent sur une confusion très simple : croire qu’un joueur progressera sur ce qui lui manque… dès lors qu’il possède déjà un atout désiré.
Comme si la présence d’un attribut recherché ouvrait automatiquement la voie à un développement complet. Malheureusement, comme souvent, la réalité est plus complexe et c’est précisément là que s’enracine une part importante de la surestimation des jeunes joueurs.
- Déjà, il serait faux de considérer que toutes les compétences se valent en termes de développement.
Certaines qualités peuvent en effet progresser régulièrement (catch-and-shoot, lecture simple, compréhension des schémas défensifs de base, …), notamment parce qu’elles sont soumises à un gros rythme de répétition et à l’accumulation d’expérience par le travail.
D’autres en revanche évoluent beaucoup plus difficilement : par exemple, la création sous pression, la vitesse de lecture des situations de pick-and-roll, l’anticipation défensive ou le jeu sans ballon s’inscrivent davantage au rang des qualités dont les progrès sont plus lents, voire marginaux.
- Ensuite, il serait tout aussi faux de croire que parce qu’une compétence « devrait » pouvoir progresser, elle le fera nécessairement.
Prenons par exemple le cas de l’évolution du tir à 3 points, souvent fantasmée.
Certaines études, relayées notamment dans cet article sur le cas des jeunes Wizards, tendraient à démontrer que seulement environ un tiers des joueurs NBA augmenterait leur pourcentage d’au moins 3 points durant leur carrière, tandis que la plupart progresserait davantage autour de 1,5 point de pourcentage.
Si on trouve toujours des contre-exemples, en réalité, seulement 1 joueur NBA sur 10 améliorerait son tir à 3 points d’au moins 5% au cours de sa carrière.
La sacrosainte phrase « S’il shoote à 35%, ça devient un autre joueur » semble déjà relever davantage du fantasme que de la condition.
Ainsi, qu’un joueur ait un atout recherché, c’est bien ; mais considérer qu’en raison de cet atout, il tende à développer nécessairement ce qui ferait de lui un autre calibre de joueur, c’est encore autre chose.
Mais force est de constater que notre amour déraisonné pour les prospects, ou la hâte de trouver le prochain « futur grand » n’a rien de raisonnable, et bien souvent dès qu’un joueur possède un attribut rare, notre regard se détourne de toute considération logique ou rationnelle.
L’attribut « premium » devient alors une preuve implicite, presque une garantie d’un futur brillant. On n’apprécie alors plus la compétence pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle indiquerait du probable développement du joueur.
Là où les « flashs » – on y reviendra – donnent l’illusion qu’une compétence existe déjà, les attributs « premium » donnent eux l’illusion que n’importe quelle compétence pourra se développer chez le joueur visé. « Parce que putain, t’imagines s’il… » et voilà, le tour est joué.
Que l’on s’entende bien, ce n’est pas l’attribut qui trompe, c’est la conclusion qu’on en tire, et c’est pour cela que la condition (notre fameux « S’il fait A« ) devient si dangereuse : parce qu’elle peut reposer sur une projection biaisée, où le fait d’avoir un attribut rare suffirait à rendre toutes les conditions et progressions possibles.
Le paradoxe du flash
« Tout ce qui brille n’est pas or »
Ce qu’il peut être…
Contrairement aux attributs, acquis, le flash n’a rien de durable, c’est une étincelle laissant entrevoir un joueur qui n’existe pas encore, un prototype qui disparait aussitôt, ou qui du moins ne reste pas.
C’est précisément là que l’analyse se trouble, puisque le flash montre souvent le meilleur de ce qu’un joueur peut produire… Sans pour autant dire quoi que ce soit de sa capacité à la reproduire ou à l’intégrer pleinement.
Il offre un aperçu de ce que le joueur pourrait devenir, et cet aperçu, parce qu’il est inattendu, prend parfois plus de place que tout ce que le joueur fait réellement.
Si les flashs séduisent autant, c’est parce qu’ils jouent sur une corde sensible chez ceux qui observent : la curiosité.
Sur des actions isolées ou peu fréquentes, le flash donne l’impression que le joueur casse sa condition, et laisse sortir quelque chose de plus ambitieux et de plus excitant, passé sous les radars jusqu’alors.
Une skip pass pour punir une aide tardive, une navigation dans les écrans qu’on ne lui soupçonnait pas encore, une manipulation défensive improvisée, et j’en passe : ces actions retiennent l’attention parce qu’elles rompent avec ce que l’on pensait savoir, elles ne disent pas du joueur “voilà ce qu’il est”, mais “et s’il pouvait être ça ?”.
Le fameux « … alors il deviendra B ».
Paradoxalement, alors que la nature même du flash est temporaire, on s’y raccroche, jusqu’à parfois le considérer comme une preuve d’un axe de progression possible.
À partir de là, la frontière entre observation et projection devient étonnamment poreuse, on analyse plus seulement l’action pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle peut vouloir laisser présager.
Mais ce qu’il n’est finalement pas encore
L’autre problème du flash, c’est tout ce qu’il laisse volontairement dans l’ombre.
Une action réussie, surtout lorsqu’elle sort du cadre habituel, ne raconte jamais le contexte dans lequel elle s’inscrit : elle ne dit rien de ce que le joueur avait fait avant, ni de ce qu’il fera ensuite, ni des difficultés qu’il rencontre dans des situations identiques.
Elle n’est que la partie visible d’un ensemble beaucoup plus vaste, et souvent beaucoup plus fragile.
Un tir compliqué rentré n’explique pas comment le joueur a géré les possessions précédentes, ni comment il réagira lorsque la défense aura corrigé l’erreur ; une bonne lecture du pick ne suffit pas à renseigner sur la capacité à lire le même schéma trois fois de suite ou en cas d’adaptation.
Le flash montre la réussite, mais laisse de côté tout ce qui détermine la probabilité qu’elle se reproduise, puisque précisément, c’est sa nature.
Pour mieux saisir ce que cela implique, on peut sortir un instant des parquets NBA et regarder du côté de la recherche, notamment une étude de 2022 menée sur des joueurs de handball, assez éclairante sur ce sujet du flash et de la réelle compétence.
Les chercheurs ont projeté à des joueurs, séparés en deux groupes (amateurs et élites) des séquences d’attaque filmées, en leur demandant de réagir par un geste défensif précis, comme s’ils étaient réellement sur le terrain. Pour chaque situation, des experts avaient identifié une « meilleure » réponse possible.
Les résultats montrent qu’aussi bien les élites que les amateurs sont capables de prendre les bonnes décisions, mais que la différence réelle se joue ailleurs, dans la fréquence à laquelle elles reviennent.
Les chercheurs soulignent ainsi qu’une action isolée n’indique rien sur la capacité d’un joueur à reproduire la même lecture dans des conditions différentes. Ce n’est que la répétition dans un ensemble de contextes variés qui fait la différence entre un geste réussi « heureux » et une compétence.
L’autre enseignement intéressant de l’étude, c’est que ces décisions de qualité ne sont pas forcément les plus rapides : les joueurs élites laissent parfois filer quelques fractions de seconde supplémentaires pour gagner en précision, comme une forme de compromis vitesse/précision.
On est donc loin de l’éclair instinctif du flash, mais dans un processus plus construit et maîtrisé afin de rechercher l’optimisation.
Pour ceux que ça intéresserait, une étude du même genre a été réalisée sur des jeunes joueurs de basket, divisés entre U16 de l’équipe nationale et U16 amateurs, et venant aux mêmes conclusions : la capacité à prendre la bonne décision à haute fréquence est différenciante, et le temps rapide pour prendre la « bonne » décision n’est aucunement gage de compétence stable.
Ce que le flash ne montre pas, au fond, ce sont toutes les lectures manquées qui composent la réalité d’un joueur, les hésitations qui marquent une incertitude, les angles mal appréciés, les ajustements qui manquent de précision, ou encore cette difficulté à répéter la bonne action dans un contexte différent.
Le flash dit : “Regarde ce qu’il a été capable de faire.” ; la réalité répond : “Oui, mais seulement quelques fois”, et c’est dans ce petit écart que peuvent se créer les plus grandes illusions.
Quand la conversation amplifie la promesse
« The Internet remains undeafeated »
S’il existe un terrain où la surenchère s’installe sans s’annoncer, c’est bien dans l’échange.
Une action, une impression ou une phrase isolée prennent rarement de l’ampleur seules, elles circulent, se chargent de nuances nouvelles à mesure qu’on en parle, sans rien d’anormal ici en réalité, ni rien de problématique.
C’est même le sel de la discussion.
Mais c’est aussi là que naît ce que l’on pourrait appeler la « bulle » du commentaire, ce moment où l’on ne décrit plus seulement ce que le joueur montre, mais ce que l’on croit qu’il incarne déjà.
Dans les espaces où l’on parle de jeu, qui prolifèrent ces dernières années, une idée ne circule jamais seule non plus. Bien souvent celles qu’on porte avec passion sont teintées d’une certaine « couleur » selon notre sensibilité au sujet évoqué.
- Le premier phénomène qui peut l’expliquer tient à ce que notre regard privilégie.
Comme discuté pour les flashs, certains gestes ou attitudes attirent naturellement plus l’attention que d’autres, parfois simplement parce qu’ils s’inscrivent dans ce que la NBA moderne valorise.
Une bonne prise d’information en sortie de dribble, une lecture audacieuse ou une séquence défensive intelligente, actions déjà valorisées en elles-mêmes, gagnent davantage de poids si elles sont observées chez un jeune joueur, précisément parce qu’elles répondent à une attente de haut niveau.
Et en soit, ce n’est pas que l’idée alors véhiculée soit fausse, c’est qu’elle est simplement incomplète.
Ce phénomène a été notamment traité, bien plus sérieusement que moi je vous rassure, en neurosciences. L’idée a été dégagée qu’en réalité, ce que notre cerveau voit n’est jamais simplement ce qui se passe.
Notre perception repose sur un jeu permanent d’anticipations. Le cerveau construit des modèles à partir de ce qu’il a déjà observé ou selon ce à quoi il s’attend, et intègre ce qu’il voit à ces modèles ou attentes. Grosso modo, le cerveau n’aime pas l’imprévu.
Et lorsqu’il rencontre un geste qui dévie d’un modèle préconçu — par exemple pour notre sujet, une lecture de passe d’élite chez un joueur encore brut — cette surprise crée une forme de d’éclat imprévu, ce que Karl Frison appelle une “erreur de prédiction”, qui attire donc notre attention bien plus que le reste.
Plus un événement surprend, plus il devient informatif pour le cerveau, et donc plus il marque.
- Couplé à ce premier phénomène, vient l’un des mécanismes mêmes de la circulation des idées, mis en évidence là encore pour les plus curieux par des études bien plus vieilles que LeBron James (Bartlett, 1932 – Remembering).
Ce qui parfois débute une remarque prudente (« il a montré quelque chose sur cette séquence ») aura naturellement, tendance à se simplifier pour être comprise plus vite ou être relayée plus facilement (« il sait le faire ») : c’est ici le concept de sharpening et leveling mis en évidence par Bartlett.
Il n’y a pas de manipulation là-dedans et pas même d’intention mauvaise, juste un mécanisme naturel de propagation des idées, où un discours nuancé circulera toujours plus difficilement qu’une idée simplifiée, plus facilement circulable et assimilable.
C’est ainsi que certains narratifs s’installent sans jamais être véritablement confirmés, et que la conversation peut à terme ne plus décrire le joueur tel qu’il est à date, mais le joueur que tout le monde croit ou espère voir.
Et c’est à ce carrefour précis que la surestimation peut trouver son origine, dans l’écart minuscule entre la compétence réelle et la compétence supposée.
Le futur, terrain de toutes les séductions
« L’art de la prédiction est une chose difficile, surtout lorsqu’elle concerne le futur »
Inexorablement, notre regard, aussi affûté puisse-t-il être se heurtera toujours à ses propres limites, notamment celle, cruelle, de ne pas pouvoir voir l’avenir. Et donc, pour ce qui nous intéresse aujourd’hui, le temps nécessaire du développement.
Le premier écueil que l’on pourrait identifier ici, c’est celui de croire que la progression suivra un rythme lisible ou logique.
Or, il n’y a en réalité aucune logique ou garantie à la progression, et on pourrait même dire qu’il y a autant de courbes de progression possibles que de joueurs concernés.
On oublie souvent celle par paliers parce qu’elle ne correspond pas à notre manière d’observer : nous regardons match après match, alors que le joueur évolue lui à l’échelle de cycles plus longs, fonctions de facteurs inconnus du public (environnement, contexte de travail, fréquence d’entrainement, hygiène de vie, …).
Ce n’est malheureusement ici pas les exemples qui manquent en NBA, comme l’ont confirmé de trop nombreux anciens joueurs qui n’ont jamais su atteindre leur plein potentiel.
Le contraste entre ces deux temporalités, celle de l’observateur et du joueur, crée souvent une illusion où l’on peut sembler voir des signaux immédiats lorsque le développement, lui, suit un autre tempo.
Cette dissonance suffit parfois à nourrir des attentes démesurées, non parce qu’on surestime le talent ou la capacité remarquée, mais parce qu’on sous-estime le temps nécessaire pour qu’ils puissent être intégrés parfaitement par le joueur.
À cela s’ajoutent donc les dimensions que personne ne maîtrise, l’ensemble des paramètres « hors de contrôle » du joueur : son rôle, sa confiance, sa réaction à l’échec, la qualité du staff, l’environnement humain, les blessures, le rythme, …
Tout cela influence inévitablement la courbe de progression d’un joueur puisque précisément, celle-ci s’inscrit dans contexte mouvant, favorable ou non à l’éclosion de telle ou telle capacité remarquée.
On parle des attributs, des flashs, des promesses, mais plus rarement des conditions dans lesquelles celles-ci sont censées se concrétiser.
Ce qu’on évalue, c’est ce que le joueur est aujourd’hui ; ce qu’on projette, c’est ce qu’il pourrait être ; mais ce qu’on ignore, c’est tout ce qui, entre les deux, peut dévier sa trajectoire.
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Alors alors, qu’est-ce qu’on peut retirer de tout ça, au final ?





