Introduction : sportifs et engagement politique
“Shut up and dribble”
C’est ce que conseillait en 2018 la présentatrice vedette de Fox News Laura Ingraham à LeBron James et Kevin Durant.
Les deux anciens MVP avaient critiqué l’action du président Donald Trump dans une émission du média fondé par LeBron James, Uninterrupted.
Mais nous ne sommes pas ici pour parler politique. Qu’importe que l’on soutienne l’action du Président Trump ou non, qu’importe que l’on soutienne les opinions politiques de personnes « payées 100 Millions de dollars par an pour faire rebondir un ballon », ce segment ouvre une réflexion intéressante.
Les athlètes les plus connus du monde doivent-ils profiter de leur statut médiatique pour avancer des réflexions politiques ?
Le débat est bien réel, et resurgit dès qu’un joueur d’une ligue majeure ose prendre parole. L’exemple récent le plus médiatisé nous vient récemment de nos amis de la NFL et de l’ancien Quarterback des 49ers de San Francisco, Colin Kaepernick. Il avait refusé de rendre hommage à l’hymne Américain, en s’asseyant ou s’agenouiller.
L’engagement militant, ou l’activisme, dont on va parler ici va plus loin que la simple opinion politique. L’activisme revient à s’engager activement dans un mouvement collectif protestataire. Les athlètes peuvent avoir un rôle prépondérant dans ces mouvements collectifs, comme l’histoire l’a montré. Certains actes militants de sportifs ont aujourd’hui gardé une prospérité. Le refus de Muhammad Ali de participer à la guerre du Vietnam, le poing levé de Tommie Smith et John Carlos sur le podium olympique en 1968, Arthur Ashe en Afrique du Sud sous l’Apartheid… nombreuses sont les actions mythiques plongées dans la mémoire collective.
La NBA occupe dans l’activisme politique une place particulière, tant ses joueurs se sont parfois placés comme leader de mouvements sociaux, et ont parfois brillé par leur silence.
Rentrons dans le vif du sujet, et « jetons un coup d’œil dans le rétro » comme on dit chez le plus grand média basket de France :
Les joueurs NBA, depuis la création de la ligue, se sont-ils contentés de “shut up and dribble” ou ont-ils utilisé leur plateforme pour faire avancer les causes qu’ils défendent ?
***
L’activisme en NBA dans une Amérique ségrégée (1946-1964)
Les premiers jours de la NBA : militantisme et questions de « race »
La question de la « race », de la couleur de peau et de l’ethnicité, est malheureusement un passage obligé lorsqu’on s’intéresse à l’engagement activiste des joueurs NBA. Si cet enjeu peut paraitre en France politique ou idéologique, il faut bien se rappeler la situation des États-Unis à la création de la NBA en 1946 : l’esclavage a été aboli seulement 80 ans auparavant et les lois ségrégationnistes, dites les Jim Crow Laws, continuent de subordonner les populations « colorées » aux citoyens blancs dans certains états du Sud des États-Unis.
La NBA : une ligue “de blancs” ?
La NBA est créée en 1946, remplaçant la NBL (National Basketball League), fondée en 1937. La NBL est à son origine une ligue non-intégrée, c’est-à-dire qu’elle ne comptait dans ses effectifs aucun joueur Afro-américain. Les joueurs Afro-américains, face à l’interdiction de rejoindre les ligues professionnelles majeures, brillait eux dans des équipes parallèles, entièrement composées de joueurs de couleur. Elles sont connues sous le nom de “Black Fives”, et s’organisaient dans des ligues précaires, surtout dans les zones urbaines de New York ou de Washington DC.
L’intégration dans le basket professionnel
En 1942, en raison de la conscription de nombreux de leurs joueurs, les Toledo Jim White Chevrolets et les Chicago Studebakers de la NBL, l’ancêtre de la NBA donc, recrutent des joueurs Afro-américains pour compléter leurs rangs. C’est le début de l’intégration du basket professionnel, 5 ans avant que Jackie Robinson brise la “color line” en devenant le premier joueur afro-américain d’une des 4 ligues majeurs.
Car oui, lorsque la NBL fusionne avec la BAA et devient la NBA que l’on connait, l’intégration s’interrompt. Il faudra attendre 5 ans pour voir un joueur Afro-américain fouler les parquet NBA. Ce sera Earl Lloyd, qui rejoindra en 2003 le Basketball Hall of Fame.
1950, c’est aussi l’année où un jeune adolescent de la baie de San Francisco est à deux doigts de ne pas être sélectionné dans l’équipe de basket de son lycée. Un certain Bill Russell.
***
Bill Russell : géant sur le terrain, géantissime en dehors
Vous connaissez tous l’étendue de la carrière de Bill Russell le joueur. 11 titres de Champion NBA avec son équipe des Celtics, un des tous meilleurs défenseurs de tous les temps, un personnage mythique de l’histoire de la NBA. Pour bien comprendre l’impact de Bill Russell le militant, voyons ce qu’en pense Steve Kerr :
« Ce qu’il a fait pour son pays, pour la société et pour la communauté Afro-américaine, ça éclipse simplement tout ce qu’il a accompli sur le terrain ».
A l’image de nombre de sportifs Afro-américains lors de cette période, Bill Russell a connu la discrimination lors de son enfance, adolescence, et début de carrière professionnelle. Il grandit dans la banlieue d’Oakland, dans une extrême pauvreté qui prendra la vie de sa mère alors qu’il n’a que 10 ans. Malgré de très belles promesses montrées au lycée, il ne recevra qu’une seule offre de recrutement au niveau universitaire. Pas très grave, il remportera deux titres de champion NCAA avec l’Université de San Francisco, avec les moyennes qu’on lui connaitra plus tard : 20 points et 20 rebonds, et sûrement un paquet de contres.
Lorsque Bill Russell rejoint la NBA et Boston en 1956, après que Red Auerbach a faits monts et merveilles pour le drafter, il se rapproche des États du Sud encore ségrégés, et où les lois Jim Crow sont encore appliquées.
En 1961, lors d’un déplacement à Lexington, Kentucky, les joueurs Afro-américains des Celtics (dont Bill Russell) sont interdits d’entrer dans un restaurant choisi par la franchise à la veille d’un match d’exhibition. Rien d’anormal pour ces jeunes hommes, ils ont appris à laver l’affront. C’est la norme, et c’est notamment ce que la NBA et les autres ligues majeures attendent d’eux. Mais pour Bill Russell, c’est la goutte d’eau qui fait déborder un énorme vase de frustration accumulée.
Il organisera avec le soutien de l’ensemble de ses coéquipiers et coachs le boycott du match du lendemain. Des joueurs Afro-américains osent se révolter en NBA, un événement sans précédent.
Les Civil Rights Act et l’héritage de Bill Russell
En 1964 et 1968 sont votés les deux Civil Rights Act, des lois fédérales qui interdisent toute discrimination basée sur la race, la religion, l’origine ou le genre. Deux avancées historiques, mais qui ne suffisent pas pour ceux qui se battent pour l’égalité raciale. Et parmi eux, les sportifs jouent un rôle prépondérant, avec l’incontournable Muhammed Ali en tête d’affiche. Bill Russell déclarera en 1967 :
« Les seuls athlètes auxquels on devrait donner une quelconque importance sont ceux comme Ali, que l’on peut admirer pour ce qu’ils sont, et non pas pour les qualités athlétiques dont ils ont accidentellement hérité. »
Bill Russell se place donc leader d’une nouvelle génération d’athlètes activistes, prenant notamment part au “Cleveland Summit” de 1967, qui réunira les tous meilleurs athlètes du pays en réaction au retrait des ceintures de Muhammad Ali et pour protester contre son futur procès pour défection. Le pivot des Celtics jouera les premiers rôles, avec le nouvellement retraité Jim Brown, dans le soutien de Muhammad Ali, aux côtés d’un certain Lew Alcindor, que l’on retrouvera, dans la décennie suivante, sous le nom de Kareem Abdul Jabbar.
***
Les années 70 : le militantisme dans une société nouvelle ?
Dans les années 1970, les joueurs les plus reconnus de la ligue continuent à utiliser leur plateforme pour faire avancer leurs causes. Il faut dire que le contexte général aux Etats-Unis sera propice à ce genre d’activisme pacifiste.
Kareem Abdul-Jabbar, l’héritage de Russell
Abdul-Jabbar incarnera dans les années 1970 la figure de l’athlète engagé. Dominant en NCAA, dominant en NBA, il le sera aussi en dehors du terrain.
Ayant grandi à Harlem, le berceau national du mouvement du Black Power, il grandira proche d’activistes reconnus tels que Malcolm X. En 1967, alors qu’il n’est que dans sa deuxième année universitaire pour UCLA, il sera un des leaders du mouvement de boycott des Jeux Olympiques de Mexico City de 1968, dans le cadre du Olympic Project for Human Rights (OPHR). Si le mouvement pour le boycott finalement échouera, il sera l’athlète le plus connu à refuser de représenter les États-Unis. Il déclarera en 1969 :
« Oui, je vis ici, mais ce [les Etats Unis] n’est pas vraiment mon pays. »
Guerre du Vietnam, Woodstock, campus universitaires et NBA
Nous sommes au début à la fin des années 1960 et aux débuts des années 1970. La mode est aux pattes d’éléphants, aux tie and dye et aux barbes fournies. Cette contre-culture sera très présente chez les jeunes, particulièrement les jeunes qui fréquentent les campus universitaires de tout le pays. Parmi ces étudiants plongés dans une ambiance politisée et pacifique, on retrouve évidemment certains futurs joueurs NBA, et parfois pour l’ensemble de leur cursus universitaire : dans les années 60 et 70, le one-and-done, on n’aime pas réellement ça.
Une chose qui n’a pas changé avec le temps en revanche, c’est la popularité sur le campus des meilleurs joueurs des équipes de basket et de football, et l’incroyable influence qu’ils peuvent avoir. Ce fut le cas d’Alcindor/Abdul-Jabbar à UCLA, mais aussi de son remplaçant dans la raquette des Bruins, Bill Walton. En 1972, le futur MVP de la NBA est arrêté et emprisonné lors d’une manifestation contre la guerre du Vietnam sur le campus de UCLA.
Les campus universitaires se mutent en clusters de contre-culture, allant de la lutte pour l’égalité raciale, à la fin de l’intervention américaine au Vietnam et à la contestation des normes sociales les plus établies. Les sportifs plongés dans cette ambiance arriveront en NBA avec davantage de sensibilité à de tels enjeux. Surtout, ces joueurs engagés sortent de l’université avec des techniques de mobilisation qu’ils pourront retranscrire en NBA.
***
Activisme individuel, activisme collectif : le début du syndicalisme sportif
Dans les années 1970 émerge aussi le mouvement de syndicalisme des joueurs NBA, NFL et MLB. Les joueurs NBA étant des travailleurs “comme les autres”, ils se sont formés en syndicat très tôt, dès les années 1950.
Le All Star Game de 1964
En 1964, la ligue va fêter son 14ème match des étoiles. Mais celui-ci a une importance particulière pour une ligue qui peine encore à décoller, et est encore rivalisée par l’ABA : c’est le premier match à être diffusé sur la télévision nationale.
Y voyant une opportunité unique, les joueurs les plus éminents de la ligue vont s’organiser et menaceront le commissionnaire de ne pas rentrer sur le terrain. Parmi eux, on comptera notamment Bill Russell, Elgin Baylor, Oscar Robertson et Jerry West. Leurs revendications étaient variées, et allaient de la reconnaissance du syndicat des joueurs, à la présence de préparateurs physiques dans chaque équipe, au versement d’une pension de retraite, et à un calendrier moins exigeant.
Oscar Roberton v. NBA : le début de la free agency
L’une des premières grosses victoires de la Players’ union arrivera en 1977, lorsque la cour suprême des États-Unis donne raison au syndicat et à son président de l’époque, Oscar Robertson. Désormais, les joueurs NBA pourront, à la fin de leur contrat, rejoindre l’équipe de leur choix, sans que leur ancienne équipe ne puisse restreindre leur liberté de mouvement. La free agency en NBA est née. Les joueurs peuvent donc s’émanciper de leurs franchises, qui avaient auparavant presque un droit de possession sur leurs joueurs.
***
Les années 80, 90 et 2000 : la fin des militants ?
Alors que le Civil Rights Movement commence à s’estomper et que les enjeux raciaux semblent se régler, l’activisme des joueurs NBA suit la même trajectoire, et s’estompe également.
Alors que dans les décennies précédentes, les joueurs les plus reconnus profitaient de leur notoriété pour faire avancer leurs causes et leurs droits, les plus éminents joueurs des années 80, 90 voire 2000 semblent s’être consciemment retirés du débat politique.
Une évolution largement encouragée dans les bureaux de la ligue, et notamment via le nouveau commissionnaire David Stern. Pour rendre son produit NBA consistant, ce dernier peut se reposer sur une paire d’as, une rivalité parfaite en Larry Bird et Magic Johnson. Autant sportivement que socialement, leur amitié et leur rivalité sur le terrain sera une parfaite romance pour la ligue : deux jeunes issus des classes populaires, Johnson des quartiers populaires du Michigan, Bird des terres rurales de l’Indiana. Un beau symbole d’égalité, d’American Dream et d’union entre les peuples. Un beau hasard, une belle histoire, que Stern ne se privera pas d’utiliser intelligemment.
Pourtant, la ligue reste très inégalitaire dans les années 80 : à toutes choses égales par ailleurs (à postes, niveau de jeu, expérience dans la ligue contrôlés), les joueurs “blancs” gagnent entre 12 et 25% de plus que les joueurs afro-américains. Et pour compte : les joueurs blancs sont les joueurs les plus populaires en NBA, et ceux qui rapportent le plus : de 1980 à 1986, remplacer un joueur afro-américain par un joueur blanc augmentait les ventes de ticket de 5.700 à 13.000 par saison.
Même dans les années 1990, on pouvait trouver une corrélation positive entre le nombre de joueurs blancs dans une équipe et les audiences TV de ladite équipe.
Les 80’s : l’explosion du business sportif
Dans les années 80, les progrès technologiques civils sur fond de Guerre Froide permettent une diffusion plus rapide et plus aisée du sport. En 1981, on trouve 12 télévisions pour 100 personnes, une chose inimaginable encore 5 ans auparavant. L’engouement autour du sport dépasse désormais la communauté ou la région, et s’étend nationalement.
Et ça, les marques l’ont bien compris : ESPN est créé en 1979, Nike entre en bourse en 1980, suivi de près par Reebok en 1985. Les marques commencent à donner d’énormes contrats aux meilleurs joueurs de la ligue pour contrer l’hégémonie de Converse sur les parquets NBA. La NBA est devenue une vitrine et un vrai produit qu’on s’arrache, David Stern commence à sourire dans son coin.
***
Le cas Michael Jordan
La NBA reste une ligue de stars. Ce sont toujours les joueurs les plus éminents qui fixent les tendances, comme l’ont prouvé auparavant les Russell, Abdul-Jabbar et Robertson. Pour les années 80 et 90, difficile d’omettre un nom lorsqu’on parle de stars : Michael Jordan.
Né en 1963, il grandira en Caroline du Nord dans une famille de classe moyenne. Il ne subira pas la ségrégation systémique dont ses ainés ont souffert, et ne sera pas socialisé dans des milieux qui lui confèreraient un intérêt pour les enjeux sociaux. Extrêmement recruté à sa sortie de lycée, il reçoit des offres de la majorité des meilleurs programmes du pays, même ceux qui étaient encore 20 ans auparavant ségrégées. Ce sera à North Carolina de Dean Smith qu’il profitera d’une exposition inédite, avant de rejoindre la NBA.
Rapide gloire en NBA et égérie financière
Son entrée en NBA sera à l’image de ces quinze prochaines années dans la ligue : dominantes, foudroyantes et extrêmement séduisantes pour les fans. On connaît désormais bien l’histoire : Nike aura du flair, et signera le jeune Jordan en 1987 avec un contrat le liant à la marque pendant 7 ans, pour un total de 18 millions de dollars, et des royalties sur chaque Air Jordan vendue. Jackpot.
Il deviendra par la suite l’égérie de nombreuses autres marques, multipliant les partenariats et les sponsors. Tant et si bien qu’en 1992, son salaire de joueur NBA ne représentait que 15% de ses revenus annuels…
Michael Jordan atteindra une gloire inédite aux États-Unis, au-delà de toute dimension régionale et raciale. Après les Jeux Olympiques de 1992, il deviendra l’athlète le plus connu de la planète. Une aubaine pour Nike, dont les chaussures envahissent les marchés européens et asiatiques. Une aubaine pour Jordan lui-même aussi, qui voit sa postérité et sa sécurité financière atteindre des niveaux inédits.
« Les Républicains achètent aussi des baskets » : le business avant la politique
Là où Jordan est intéressant pour notre sujet, c’est son incroyable et pesant silence concernant sur les enjeux sociaux que son pays traverse. Un silence aussi inédit que son niveau sur le terrain. Il se tenait en effet à une neutralité la plus parfaite dans tout ce qui ne concerne pas le terrain de basket ou la signature au bas d’un contrat.
Jordan incarnait, peut-être avant tous les autres, le prototype du sportif businessman.
En tant que tel, il était donc logique qu’il ait fait ses propres calculs financiers. Qu’avait-il à gagner à s’ériger en figure de l’activisme ? Qu’avait-il à gagner à combattre une ligue encore inégalitaire, dont 100% des propriétaires de franchises étaient blancs et dont les coachs aussi ? Où les joueurs Afro-américains gagnaient en moyenne moins que leurs coéquipiers et adversaires blancs ? Quel était le plus important : la reconnaissance de quelques-uns de ses pairs ou bien celles des énormes marchés qui s’offraient à lui s’il gardait le silence ?
Pour quelqu’un qui pense affaires, sa position est compréhensible, et il la résumera bien quand il lui sera demandé pourquoi il n’apportait pas son soutien à un candidat démocrate au Sénat :
« Les Républicains achètent aussi des baskets »
Son enfance, relativement éloignée des discriminations raciales permet aussi de comprendre sa position. A ce propos, il dira ces mots :
“I don’t think I’ve experienced enough to voice so many opinions”
Certains de ses pairs et de ses aînés critiqueront la neutralité de Jordan. En 1991, Jim Brown, le Hall of Famer qui avait présidé le Cleveland Summit aux côtés de Russell, Alcindor et Muhammad Ali, avait dénoncé l’(in)action de Jordan. Le joueur de Bulls “privilégierait les demandes de l’Amérique des entreprises” et ne serait “en aucun cas un modèle [pour les Afro-américains]”. Kareem Abdul-Jabbar rejoindra Jim Brown en disant en 2018 : “Jordan a préféré le commerce à la conscience. C’est malheureux pour lui, mais il doit vivre avec.”
Mais l’un de ses critiques les plus véhéments, ce sera un de ses anciens coéquipiers : Craig Hodges.
Hodges et la NBA : la marginalisation de la protestation
Craig Hodges était un des rares spécialistes du tir à trois points dans les années 80 et au début des années 90. Il gagnera le concours à trois points à trois reprises, consécutivement, et apportera une flamme bien nécessaire au banc des Bulls, avec lequel il gagnera le titre de 1991 et 1992.
Mais Craig Hodges était aussi un activiste de premier rang. Il protestait contre les inégalités raciales en NBA et dans la société américaine, et comptait sur l’aide de Jordan pour les dénoncer. En 1991, il demanda à Magic Johnson et Michael Jordan de mener le boycott du premier match des Finals entre Bulls et Lakers, en écho à une affaire de brutalité policière envers un citoyen Afro-américain de Los Angeles, Rodney King.
Il dira à deux des plus populaires sportifs au monde :
« Nous devrions nous lever et être solidaire des communautés afro-américaines en dénonçant le racisme et les inégalités économiques dans la NBA, où il n’y a pas de propriétaires noirs et presque pas de coachs noirs, alors que 75% des joueurs de la ligue le sont ».
Selon Hodges, Jordan lui aurait rétorqué qu’il était “fou”, tandis que Magic Johnson dénonçait la pratique du boycott qu’il jugeait “trop extrême”.
Un an plus tard en 1992, alors que les Bulls viennent d’emporter leur deuxième titre d’affilée, ils se rendent pour la traditionnelle visite de la Maison Blanche chez Papa Bush. Il impressionnera le Président sur un panier installé dans la cour de la résidence présidentielle, mais aussi son fils, George W., tout en portant une dashiki, habit traditionnel musulman. Il en profitera surtout pour respectueusement transmettre une lettre au Président Bush dans laquelle, au nom de tous ceux qui n’ont pas le privilège de parler directement au leader de leur nation, il dénonce le racisme aux États-Unis et l’opération Desert Storm en Irak.
Dix jours plus tard, les Bulls se sépareront de Hodges. L’un des joueurs les plus adroits de la ligue se retrouvera sans équipe pour le reste de sa carrière. Il sera marginalisé, comme l’avait été Muhammad Ali, et comme l’est actuellement Colin Kaepernick.
La NBA de David Stern n’aura finalement jamais dénoncé le comportement de Hodges. Mais il va sans dire que ce dernier ne collait pas à l’image aseptisée, neutre et extrêmement marketable que Stern voulait donner à la NBA.
Les années 2000, l’héritage des ainés
La tendance pour les meilleurs et plus exposés joueurs de la ligue de se distancier des questions sociales au profit de leur image de marque se confirmera dans les années 2000. Pas étonnant quand on sait que, pour la plupart des stars de ces années-là, l’idole commune n’est autre que Michael Jordan. Tant sur le terrain qu’en dehors, tout le monde cherche à être comme Mike. Les joueurs se concentrent sur le terrain et sur les mirobolants contrats sponsors qui leurs sont offerts par Nike, Adidas et Reebok.
Aux Hodges ou Abdul-Rauf succèdent les John Salley et Etan Thomas en tant qu’activistes en NBA. Des joueurs moins médiatisés, mais qui profitent de leur statut de joueurs professionnels pour faire avancer leurs causes.
Mais les stars, elles, gardent le silence. LeBron James, comme s’il voulait une fois de plus “chasser le fantôme de Chicago”, déclarait en 2008 sur fond de manifestations en marge de Jeux Olympiques de Pékin que :
« Le sport et la politique ne vont pas de pair ».
Une déclaration encore plus curieuse maintenant que l’on connait LeBron James comme l’un des athlètes les plus engagés de la NBA actuelle. Force est de constater que du côté engagement, LeBron est comme sur le terrain : il s’améliore en vieillissant.
C’est à cette bascule que nous allons nous intéresser dans cette dernière partie : comment la NBA est-elle passée d’un environnement presque isolé du reste de la société à la ligue considérée comme la plus engagée sur les questions sociales ?
***
L’activisme moderne : entre image de marque, communauté et diplomatie (2012-)
Le tournant de 2012
C’est l’émergence du mouvement #BlackLivesMatter qui a surtout poussé les plus éminents joueurs NBA à revenir sur le devant de la scène de l’engagement politique. Ce dernier émerge en réponse à plusieurs cas de brutalité policière, qui ôteront la vie à plusieurs jeunes Afro-américains.
Cette réaction ne fut pas immédiate, mais cette période aura sûrement fait réaliser aux plus médiatisés de joueurs NBA qu’ils avaient un réel rôle à jouer. Leur influence est telle que leur soutien au mouvement, ou leur silence, peut faire basculer un énorme pan de l’opinion publique. LeBron James sera initialement vivement critiqué par son non-réaction à la mort de Tyrese Rice, 12 ans, sous les balles de deux officiers de police dans son fief d’Akron, Ohio.
Tout autour de la ligue, initiatives individuelles et collectives se multiplient pour protester contre des violences policières qui témoignent d’une fracture encore bien présente dans la société américaine. En témoigne la période un peu plus ancienne, où on pouvait voir les joueurs porter des t-shirts “I can’t breathe“, en référence aux derniers mots d’Eric Garner, avant son décès, après avoir été étranglé par un officier de police.
En 2016, quatre des plus influents joueurs NBA réitèrent leur action. En ouverture de la cérémonie annuelle d’ESPN, Carmelo Anthony, Chris Paul, Dwyane Wade et LeBron James prennent la parole, montrant de fait leur désir d’acceptent leur responsabilité de se saisir de ces enjeux, et appellant le reste des athlètes présents dans la salle à faire de même.
Les caractéristiques de l’activisme moderne
La recherche d’attention plutôt que l’agression
Contrairement à leurs ainés des années 60 et 70, l’activisme moderne est un activisme de compromis, beaucoup plus diplomate. Les méthodes employées sont beaucoup moins “extrêmes”, pour reprendre le terme de Magic Johnson. Les joueurs préfèrent désormais communiqués, tweets, posts Instagrams et inscriptions sur les maillots aux boycotts d’autrefois. Un militantisme moins radical donc, plus policé, et sans doute plus compatible avec l’image que la NBA veut donner.
La communauté comme lieu d’action principal
L’appartenance à sa communauté est une caractéristique majeure de l’activisme moderne.
Les luttes et les soutiens se font moins sur des enjeux nationaux voire internationaux et se concentrent souvent sur les luttes locales. LeBron James est encore l’archétype de l’athlète engagé pour sa communauté, en témoigne son engagement pour sa ville d’Akron notamment par la construction de son école I Promise pour les familles défavorisées.
Son compagnon de draft Carmelo Anthony inscrit aussi son engagement dans sa communauté des quartiers populaires de Baltimore. En avril 2015, alors que Freddie Gray est une nouvelle victime de violence policière, l’alors all-star des Knicks se joindra à une marche pacifique dans le cadre du mouvement Black Lives Matter.
Un activisme de marque ?
Dans la lutte aux sponsors et aux contrats des années 1990 et 2000, nombreux sont les joueurs dont la parole a été limitée. Le joueur préféré des grandes marques était alors un athlète à l’image publique neutre, maîtrisée et qui pouvait rassembler une nation entière derrière eux.
Mais à mesure que les symboles de leur marque évoluaient dans leurs prises de parole, les marques ont aussi suivi le mouvement. Ainsi, Nike, qui profite maintenant d’une hégémonie sur la NBA, n’hésite pas à se placer en marque engagée, promouvant l’activisme de ses têtes d’affiches. LeBron James, Serena Williams et consorts sont désormais soutenus dans leur démarche d’être “More than an athlete”.
Ce revirement de l’attitude des marques, tout comme celle de la NBA sous le leadership nouveau d’Adam Silver, n’explique pas totalement le regain d’activisme des joueurs majeurs en NBA. Mais il le facilite clairement et leur permettent de s’exprimer plus librement sur des questions politiques.
Une liberté toujours contingentée : Darryl Morey, Hong Kong et le marché chinois
Ce revirement dans l’attitude des marques et des bureaux de la ligue ne devrait pas éclipser l’influence que ses deux institutions ont sur l’activisme en NBA. La prise de parole de Darryl Morey, dirigeant des Houston Rockets en octobre dernier pour défendre les manifestations à Hong Kong. Ce tweet de soutien avait engendré les foudres de Pékin et une crise entre la NBA et son plus gros marché, la Chine. La NBA avait donc demandé à Daryl Morey de présenter des excuses publiques, avant de communiquer que la ligue ne partageait pas les opinions « regrettables » de Morey.
https://twitter.com/dmorey/status/1181000809363857409
Puis la NBA avait tenté de rassurer ses partenaires chinois:
Un rappel que l’activisme en NBA est autorisé, mais dans des cadres bien précis. L’activisme oui, l’activisme à l’encontre des intérêts financiers de la ligue et de ses sponsors, peut-être pas pour tout de suite.